Ce que nous savions, c'est que Jean Todt avait apprécié la course de Jacky Ickx au dernier rallye des Pharaons. Ce que nous ne savions pas, c'est que les deux hommes s'étaient rencontrés en tête-à-tête, incognito, à l'issue de l'épreuve. Ce que nous allions savoir, c'est que Jacky Ickx allait dompter le Lion au prochain Dakar. Hé oui ! Mon idole sera au départ du Paris-Dakar 1989, au volant d'une voiture de la firme française : Peugeot.
Alors là, je peux vous dire que messieurs les journalistes ne pouvaient espérer une information aussi explosive. Ickx, qui désapprouvait, il y a peu de temps, les moyens et l'armada Peugeot, se retrouve aujourd'hui intégré dans cette même équipe. L'information va alimenter durant quelques jours la Une de la presse sportive. Mais ce qui compte avant tout, c'est que Jacky retrouve enfin le volant d'une voiture compétitive qui lui permette de s'exprimer comme dans le passé.
Pour sa dernière participation dans le Dakar, Peugeot alignera donc Ickx et Vatanen sur une 405 Turbo 16 comme équipe de pointe, Fréquelin et Wambergue sur 205 Turbo 16 comme assistance rapide.
La première Peugeot à s'élancer dans le prologue à Barcelone est celle de Vatanen. Il attaque, et après 300 mètres de course, c'est le tonneau. Rien de bien méchant, de quoi donner déjà du travail aux mécaniciens : toit enfoncé, pare-brise cassé, portière arrachée... Coté classement, Fréquelin se place devant Ickx et Wambergue.
Le pied marin, Jacky effectue la traversée sur le bateau, qui constitue, dit-il, l'indispensable mise en train pour bien débuter le Paris-Dakar. Et en plus, il a raison, puisque 1re spéciale et 1re victoire de Jacky qui s'installe donc automatiquement en tête du général. Il conservera cette place jusqu'à la "pièce de dix francs". Vous ne comprenez rien ? Normal ! Affaire à suivre...
En tant qu'habitués de l'épreuve, Ickx et Tarin, savent que c'est maintenant qu'il faut creuser l'écart avec ses poursuivants, afin de préserver d'éventuelles casses après Agadez. Il ne faut pas chômer non plus, car dans la deuxième voiture, n'oublions pas qu'il y a un client de choix : Vatanen. S'échapper c'est ce qu'il faut faire, mais creuser l'écart sur Vatanen, c'est une autre paire de manches. C'est quand même possible pour un Belge, et avec une nouvelle victoire d'étape, l'écart augmente avec le Finlandais. Le lendemain, re-belote. Nous sommes le premier janvier 1989 et Jacky qui vient de fêter ses 44 ans, va rouler tranquille. Il termine seulement à 2' de Vatanen. La course d'équipe c'est bien beau, une Peugeot chasse l'autre mais, et les autres concurrents ? Ickx compte déjà deux heures d'avance sur un petit groupe formé par Zaniroli et Pescarolo (Land-Rover), puis Tambay (Mitsubishi). Nous venons d'entrer dans le désert du Ténéré, et c'est Tambay qui va se payer le luxe de battre les "Lionnes". Il devance Vatanen de 5' et Ickx de 6'. Pour ceux qui n'auraient pas compris, le lendemain il se montre à nouveau pressant et lorsqu'il termine l'étape à 2'de l'Italien Seppi sur Mercedes, il sait qu'il vient de réaliser une bonne performance.
La preuve ? Le silence de l'interminable attente fait tomber le légendaire "Masque" de Jean Todt : 5', 10', rien en vue. Personne n'a vu les deux 405. Un bon quart d'heure vient de s'écouler et voilà Fréquelin qui arrive. Il a tout juste le temps de passer la ligne d'arrivée que Todt se jette sur sa portière : - Où sont Jacky et Ari ? - Je ne sais pas, je suis parti derrière eux mais je ne les aie pas doublés. Il va falloir attendre trois quarts d'heures pour voir, enfin, arriver Jacky Ickx. - Tu t'es perdu ? - Un petit peu. - Tu perds 45' sur Tambay ! -...c'est bien. Dialogue court et calme. Vatanen arrivera, quant à lui, 20' après Ickx avec en mémoire des problèmes mécaniques, ensablement et erreurs de navigation. Les positions sont figées avant l'étape de repos. Mécanique neuve, pilotes reposés mais peu détendus, c'est une très courte étape qui relance la caravane vers Dakar. Sur cette distance, pas le temps de creuser des écarts, mais Vatanen attaque quand même, ça se sent. Premier de l'étape et 1'30" de gagné sur Ickx. Le lendemain on continue.
Si le Belge, conscient de son avance roule à sa main et ménage la mécanique, le blond Finlandais pour sa part, laisse aux mécaniciens le soin de remettre en état la voiture qu'il ramène en piteux état chaque soir. Son tempérament de fonceur l'emporte. Son seul but, gagner du temps, pour... gagner. Du temps il en gagne, et il n'est plus qu'à 10'35" de Jacky. Dans le bivouac de l'équipe Peugeot, les visages se durcissent, s'assombrissent. La bonne humeur et la détente ne sont plus au menu. La sagesse de Jacky Ickx et son "roulez pépère" agacent le Finlandais. Peu de gens l'ont battu sur ce genre de terrain et ce "vieux" Belge le dérange, c'est sûr.
L'étape amène les concurrents de Niamey à Gao et les deux 405 vont avaler les kilomètres à une allure démentielle. Mais d'abord on tâtonne. A l'approche d'une zone de végétation dense, Ickx fait l'extérieur, alors que Vatanen se jette à tombeau ouvert dans la gueule du loup. Il s'arrête, avance, recule, et lorsqu'il en trouve l'issue, Jacky le précède de deux kilomètres. Il n'aime pas ca. Le couteau entre les dents et le pied au plancher, il se lance à la poursuite du Belge. Il le rejoint, le double et se rapproche d'une nouvelle zone délicate. Comme Ickx, tout à l'heure, il contourne par la gauche, mais le Belge au contraire s'enfonce tout droit, trouve le chemin sens hésiter et devance encore le Finlandais à la sortie de cette végétation. Vatanen rattrape Ickx et se cale dans son sillage sans le doubler. Jacky pense que la sagesse a pris le dessus sur Ari, car à ce petit jeu il n'a rien à gagner. Jean Todt qui a assisté à cette passe d'armes depuis son hélicoptère s'éloigne rassuré. Mais bien mal lui en prend car de nos deux "enfants de cur", il y en a un qui trépigne, il a "les fourmis", ca ne peut pas durer comme ça et Vatanen s'éloigne de Ickx comme une bombe ? Il attaque. Un tête-à-queue par-ci, une glissade par-là, un hors piste et une série de... tonneaux pour finir !. Quelques motards aident le "Lion" à se remettre sur ses pattes, et en route pour Gao comme si rien n'était.
Lorsqu'il franchit la ligne d'arrivée, Jacky vient tout juste d'enlever son casque. Bilan de l'étape : cinq petites minutes de gagnées sur Ickx mais beaucoup de dégâts sur la voiture. Le comble de cette journée c'est que Fréquelin arrive lui aussi avec une voiture en morceaux. Là, ça va chauffer. Todt demande des explications. Fréquelin avoue avoir fait des tonneaux sur erreur de pilotage, mais pas sur attaque excessive. Vatanen prétexte un passage sous un arbre pour expliquer le pare-brise cassé et le toit défoncé. Mais un motard complice de la scène avoue bel et bien le tonneau. Ickx pour sa part est plus sincère : "On est allé trop fort, j'ai failli faire un tonneau par l'avant. La voiture a dû souffrir. Depuis quatre jours c'est dur, très dur" avançait-il à Jean Todt.
Le lièvre et la tortue, vous connaissez, bien sûr ! Jean Todt aussi, mais il n'aime pas les fables de La Fontaine, car il sait qu'elles, elles se terminent toujours bien. Et le Paris-Dakar n'est pas une fable. Il convient d'être prudent pour l'emporter. Le principal adversaire, Tambay, est très loin, à plus de deux heures. Jean Todt doit mettre, sans attendre, un terme à la lutte que se livrent ces deux "têtes brûlées", s'il veut obtenir une troisième victoire consécutive de la firme Peugeot dans cette épreuve. Mais qui désigner ? Ari Vatanen ? Qui depuis le grand retour de Peugeot en compétition, fait triompher avec arrogance, les petites "Lionnes" dans tous les rallyes du monde entier. C'est "Le pilote maison". Jacky Ickx ? Qui participe à sa première course chez Peugeot mais qui, depuis Paris, réalise un parcours sans faute, contrôlant avec sérénité et intelligence la pression du Finlandais afin de préserver sa position en tête de l'épreuve.
Todt tourne en rond, les mains dans les poches, ne sachant que faire. Ses doigts touchent quelque chose : "Ah, mais c'est une pièce de 10 francs ! Et si on jouait à pile ou face". Personne n'en croit ni ses oreilles, ni ses yeux, lorsqu'ils voient retomber la pièce sur le sable. On souffle dessus et c'est pile pour Ari Vatanen désigné donc par le sort, à cet instant, comme vainqueur du Paris-Dakar 1989 (sauf, bien entendu, d'un incident indépendant de cette mise en scène). Jacky Ickx en vrai professionnel ne perd pas la face et rétorque : "Depuis quelques jours, nous prenions de plus en plus de risques. Jean Todt a choisi la sagesse et je lui donne raison". Christian Tarin quant à lui, est furieux, et commence à faire ses bagages. Il n'accepte pas du tout que l'on puisse attribuer avec un simple jeu de gamin, une victoire aussi prestigieuse (personnellement, je suis d'accord avec lui). Jacky Ickx aura beaucoup de mal à le faire remonter dans la voiture, le lendemain matin. Les deux Peugeot 406, comme soudées l'une à l'autre, font route vers Tombouctou. Le Belge, on le sait maintenant, a pour consignes de laisser passer le Finlandais qui lui, la conscience dérangée ne veut pas s'éloigner... trop vite. Pourtant il va bien falloir se décider à la prendre cette première place. Et bien ce sera pour aujourd'hui. Lorsqu'on puni de friandise un enfant, il tourne et retourne longuement son dernier bonbon dans sa petite bouche pour en conserver le plus longtemps possible la saveur. Aujourd'hui, Jacky va retomber dans l'enfance. Dans sa tête, il va se voir et se revoir sur la plus haute marche du podium. Cette marche qu'il s'est gagnée. Il va savourer encore une fois cette position suprême, puis descendre la marche. Puni de victoire donc, il avoue : "J'ai roulé très vite dans les 200 premiers kilomètres de la spéciale puis j'ai choisi ensuite de ralentir. Ari est passé pour de bon cette fois".
Alors que toutes les polémiques sont oubliées et que l'on commence à s'habituer à la deuxième place de Jacky Ickx, voilà que notre ami va provoquer un vent de panique chez Peugeot et une forte colère chez Vatanen. Nous sommes dans l'avant dernière étape, roulante, mais difficile, ne serait-ce que par le nombre de villages à traverser. Précisément, à la sortie d'un de ces villages, les deux Peugeot 405 se séparent prenant chacune, ce qu'elles croient être des pistes parallèles. Or, si Ickx est sur le bon cap, Vatanen, lui s'égare. Jacky poursuit son petit bonhomme de chemin, croyant Vatanen caché par la poussière quelques centaines de mètres derrière lui. Mais Vatanen tourne en rond. Le chronomètre est intransigeant : 5'51" séparent Vatanen de Ickx, et c'est à nouveau le Belge qui est en tête de la caravane. Vatanen pense aussitôt que Jacky a mangé la consigne, et qu'il est en train de refaire sa course. Mais Jacky rassure tout le monde : "Ari est convaincu que j'ai roulé vite, mais c'est faux, je l'assure. Il a pris une mauvaise piste à la sortie d'un village, mais je ne pensais pas avoir une telle avance sur lui. Je n'ai aucune intention d'aller contre les consignes de Jean Todt, et je serais respectueux envers notre accord de Gao".
Effectivement, sur la traditionnelle plage du Lac Rose, Jacky s'arrête à 200 mètres du drapeau à damiers et attend Vatanen (comme pour dire : Tu vois, j'étais encore devant !). Au pas, côte à côte, les deux Peugeot 405 T 16, franchissent la ligne d'arrivée. Vatanen devance donc Ickx de 3'44 " et sur le podium, seul le soleil redonne un peu d'éclat à ces visages de pierre qui voudraient dire, mais qui s'en gardent bien : - Ari, j'aimerais bien mettre un pied sur cette marche ! - Monte Jacky, je te laisse cette place, elle est à toi !

Pour ma part, bien que je criais tout haut le contraire (fanatisme oblige), j'aurais pensé (je l'avoue) que Jacky allait sincèrement se faire "avaler" par Vatanen. Le pilote Finlandais compte parmi les 3 ou 4 meilleurs pilotes de rallye au monde. Il a remporté ou dominé tous les rallyes auxquels il a participé et possède la meilleure voiture du moment. Le pilote Belge compte parmi les meilleurs pilotes de circuit au monde (c'est normal, je n'arrête pas de vous dire que c'est le meilleur, et d'ailleurs, on vient de le voir). Il évolue sur la même voiture, mais n'est pas un professionnel du rallye raid. Toutefois, ses participations aux précédents Paris-Dakar ont fait naître chez lui un don nouveau : l'improvisation. Sa sagesse, ses dons de pilote, son excellent coéquipier Christian Tarin, tout ceci rassemblé, a permis à la Peugeot 405 T 16 N ° 206 de contrôler les avances de Vatanen,
ce "Attila" du désert. Une très belle course de plus pour Jacky Ickx, et une raison de plus pour moi d'être fier de l'intérêt que je porte à ce pilote. Seul le nom de Ari Vatanen figurera sur le palmarès de l'épreuve, et d'ici deux ou trois ans, peu de gens se souviendrons que l'équipage Ickx-Tarin aurait dû remporter cette 11e édition.
A un moment donné, je me suis dit : " Mais après tout, au lieu de créer toutes ces polémiques avec une pièce de 10 francs, au bivouac, à voix basse, Jean Todt pouvait très bien désigner Vatanen comme futur vainqueur, sans que personne ne l'entende. Le lendemain, Jacky pouvait très bien s'arrêter sur le bord de la piste, lever le capot, et faire semblant d'être en panne. Vatanen passé, il repartait, personne ne s'apercevait de cette convention de course. On aurait dit, Ickx n'a pas eu de chance !
Et puis, finalement, je me dis que ce n'est pas plus mal d'avoir affiché au grand public cette stratégie car, au moins, tout le monde a pris conscience que Jacky avait été écarté d'une victoire qu'il s'était construite à l'appui de son talent. Le sport a changé, les investissements et les conséquences sont considérables, et la victoire d'une usine passe avant le palmarès d'un pilote. Hier on disait : Jacky Ickx remporte le Paris-Dakar 1983... sur Mercedes. Aujourd'hui on dit : Peugeot remporte le Paris-Dakar 1989... Vatanen en est le pilote. Mais que Jacky Ickx se rassure, ceux qui l'aiment, ceux qui aiment le sport automobile, n'oublieront pas SON Paris-Dakar 1989.
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